Le cannabidiol, ou CBD, se retrouve une nouvelle fois au centre d’une intense saga judiciaire en Italie. Pour la troisième fois en quelques années, le Tribunal Administratif Régional (TAR) du Latium vient de suspendre un décret ministériel qui visait à classer le CBD parmi les substances stupéfiantes. Cette décision, accueillie comme un ballon d’oxygène par toute une filière, ne constitue cependant qu’un répit. Le bras de fer entre le gouvernement et les acteurs du chanvre est loin d’être terminé, avec une audience cruciale fixée au 16 décembre prochain qui pourrait sceller définitivement le sort du secteur.
Le cadre juridique actuel du CBD en Italie
Une législation pionnière mais ambiguë
L’Italie a été l’un des pays précurseurs en Europe avec la loi 242/2016, qui a autorisé et encouragé la culture du chanvre industriel avec une teneur en THC inférieure à 0,6 %. Cette loi a ouvert la voie à la naissance d’un marché florissant, souvent désigné sous le nom de « cannabis light ». Cependant, le texte se concentrait principalement sur les aspects agricoles et industriels, comme la production de fibres ou de semences, laissant un vide juridique béant concernant la vente des inflorescences de CBD pour la consommation humaine. C’est dans cette brèche que des milliers d’entreprises se sont engouffrées, créant un réseau de distribution important sur tout le territoire.
L’instabilité comme seule certitude
Depuis lors, le secteur navigue en eaux troubles, au gré des interprétations judiciaires et des tentatives de régulation. Une décision de la Cour de cassation en 2019 avait déjà semé le trouble en jugeant illégale la vente de dérivés du chanvre ne pouvant être considérés comme dépourvus d’effet stupéfiant. Cette position a engendré une période de forte incertitude, avec des fermetures de magasins et des saisies de marchandises. Le marché a toutefois prouvé sa résilience, s’adaptant et continuant à se développer malgré un environnement juridique et politique clairement hostile.
Ce contexte d’instabilité permanente a été exacerbé par les récentes tentatives du ministère de la Santé de mettre un terme définitif à la commercialisation libre du CBD.
Défis posés par le décret du ministère de la Santé
Un décret visant l’interdiction pure et simple
Le décret au cœur de la controverse, publié en août dernier, visait à insérer les compositions pour administration orale à base de CBD dans le tableau des médicaments contenant des substances stupéfiantes. Concrètement, une telle mesure aurait eu pour effet de :
- Restreindre la vente de la quasi-totalité des produits à base de CBD au seul circuit pharmaceutique.
- Exiger une prescription médicale pour leur obtention.
- Mettre fin à la vente libre dans les milliers de boutiques spécialisées et les herboristeries.
Cette manœuvre est perçue par l’industrie comme une tentative d’interdiction déguisée, sans fondement scientifique solide, visant à anéantir un secteur économique dynamique.
Des arguments jugés sans fondement par la filière
Le ministère de la Santé justifie sa position par un principe de précaution et la nécessité de protéger la santé publique. Toutefois, les professionnels du secteur, soutenus par de nombreuses études internationales, rétorquent que le CBD n’est pas une substance psychotrope et ne présente pas de risque d’abus ou de dangerosité justifiant une classification aussi stricte. Ils dénoncent un acharnement idéologique qui ignore les données scientifiques et les réalités économiques, rappelant que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) elle-même a recommandé de ne pas classer le CBD comme substance contrôlée.
Face à ce qu’ils considèrent comme un acte administratif infondé et préjudiciable, les acteurs du secteur n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers la justice administrative.
Rôle du Tribunal Administratif Régional du Latium
Le gardien de la légalité administrative
Le Tribunal Administratif Régional (TAR) du Latium est la juridiction compétente pour juger les recours contre les actes des administrations centrales de l’État italien. Dans ce dossier, il agit comme un contre-pouvoir essentiel, examinant la légalité du décret ministériel. En suspendant l’application du décret, le TAR ne se prononce pas encore sur le fond, mais il reconnaît l’existence d’un préjudice grave et irréparable pour les entreprises requérantes et estime que les arguments présentés soulèvent des doutes sérieux quant à la validité du décret.
Trois suspensions, un signal fort
Ce n’est pas la première fois que le TAR intervient. C’est la troisième fois qu’un décret de nature similaire est suspendu par cette même cour. Cette constance dans la décision envoie un signal fort au gouvernement. Le tribunal a, à chaque fois, estimé que l’administration n’avait pas suffisamment prouvé l’urgence ou le danger pour la santé publique qui justifierait une mesure aussi drastique. La prochaine audience, fixée au 16 décembre, sera déterminante car les juges devront cette fois-ci examiner l’affaire sur le fond et rendre un verdict définitif sur l’annulation ou non du décret.
La décision du TAR est d’autant plus attendue que les conséquences d’une interdiction dépasseraient largement le cadre juridique pour frapper de plein fouet l’économie réelle.
Impact économique et social sur l’industrie du chanvre
Un écosystème économique menacé
L’industrie italienne du chanvre et du CBD représente un secteur économique non négligeable. Des milliers d’entreprises, allant des agriculteurs aux transformateurs, en passant par les distributeurs et les points de vente, dépendent de ce marché. L’incertitude juridique constante freine les investissements, la recherche et le développement, et précarise des milliers d’emplois. Une interdiction pure et simple entraînerait des faillites en cascade et la perte d’un savoir-faire unique.
Indicateur | Estimation chiffrée |
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Nombre de points de vente | Plus de 3 000 |
Emplois directs et indirects | Environ 15 000 |
Chiffre d’affaires annuel | Plus de 500 millions d’euros |
Hectares de chanvre cultivés | Environ 4 000 |
Des conséquences sociales multiples
Au-delà de l’aspect purement économique, le décret aurait des répercussions sociales importantes. Il pénaliserait les agriculteurs qui ont investi dans la reconversion de leurs terres vers la culture du chanvre, une plante écologique et peu gourmande en eau. De plus, il priverait de nombreux consommateurs d’un accès facile à des produits qu’ils utilisent pour leur bien-être, les poussant potentiellement vers un marché noir non contrôlé et donc plus dangereux. L’enjeu est donc aussi celui de la liberté d’entreprendre et du choix des consommateurs.
Cette situation nationale s’inscrit par ailleurs dans un contexte européen où les lignes ont déjà largement bougé, ajoutant une couche de complexité juridique au dossier italien.
Influence des décisions européennes sur le dossier italien
L’arrêt « Kanavape », une jurisprudence incontournable
En novembre 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a rendu un arrêt historique dans l’affaire dite « Kanavape ». La cour a statué que le CBD extrait de la plante de cannabis sativa dans son intégralité ne peut être considéré comme un produit stupéfiant. Par conséquent, un État membre de l’UE ne peut interdire la commercialisation du CBD légalement produit dans un autre État membre, en vertu du principe de libre circulation des marchandises, l’un des piliers fondamentaux de l’Union.
La primauté du droit européen
Cette décision de la CJUE a force de loi et s’impose à toutes les juridictions nationales des États membres. Les avocats de la filière italienne s’appuient massivement sur cet arrêt pour démontrer que le décret du ministère de la Santé est tout simplement illégal au regard du droit européen. En tentant de classer le CBD comme stupéfiant, l’Italie irait à l’encontre d’une jurisprudence claire et établie, s’exposant à des sanctions de la part des institutions européennes. La Commission européenne a d’ailleurs déjà ouvert une procédure d’infraction préliminaire contre l’Italie sur ce sujet.
Entre la pression économique interne et les contraintes juridiques européennes, l’avenir du marché italien du CBD semble suspendu à une décision de justice qui fera date.
Perspectives d’avenir pour le marché du CBD en Italie
L’attente fébrile du verdict
Tous les regards sont désormais tournés vers le 16 décembre. Une annulation définitive du décret par le TAR serait une victoire majeure pour la filière. Elle ne résoudrait pas tout le flou juridique mais elle mettrait un terme à la menace la plus imminente et obligerait le gouvernement à revoir sa copie. Une validation du décret, au contraire, plongerait le secteur dans une crise profonde, même si des recours à des instances supérieures resteraient possibles, prolongeant l’incertitude pour des mois, voire des années.
Le besoin urgent d’une réglementation claire
Au-delà de cette bataille judiciaire, l’ensemble des acteurs s’accorde sur un point : la nécessité d’une loi claire et spécifique pour le CBD. Les professionnels ne demandent pas une absence de règles, mais une réglementation intelligente et proportionnée qui garantirait la sécurité des consommateurs (via des contrôles de qualité, des limites de THC claires) et la stabilité des entreprises. Une telle législation, alignée sur les normes européennes, permettrait de sortir de cette précarité juridique permanente et de développer sainement le potentiel économique et social de la filière chanvre.
L’issue de cette nouvelle confrontation juridique est plus qu’incertaine. Elle définira non seulement l’avenir de milliers d’entrepreneurs et de salariés en Italie, mais elle pourrait aussi créer un précédent important pour la régulation du CBD à l’échelle de toute l’Europe.
Le bras de fer juridique autour du CBD en Italie illustre parfaitement la tension entre une volonté politique restrictive et la réalité d’un marché dynamique soutenu par le droit européen. La suspension du décret par le TAR offre un sursis essentiel, mais l’avenir de toute une industrie reste suspendu à la décision de fond attendue en décembre. L’enjeu est de taille : il s’agit de passer d’une zone grise précaire à un cadre légal stable qui protégerait les consommateurs, sécuriserait les emplois et alignerait l’Italie sur ses partenaires européens.